35
« Alors, vous ne voulez toujours pas me dire où on va ? » demanda Reba McClane à Dolarhyde. C’était le samedi matin, et ils avaient roulé en silence pendant une bonne dizaine de minutes. Elle espérait qu’il l’emmenait en pique-nique.
Le van s’arrêta. Elle entendit Dolarhyde baisser la vitre.
« Dolarhyde, dit-il. Le Professeur Warfield a dû vous donner mon nom.
— C’est exact, monsieur. Voudriez-vous placer ceci sur votre pare-brise quand vous quitterez le véhicule ? »
Ils avancèrent très lentement. Reba sentit qu’il prenait un virage. Le vent lui apportait des odeurs étranges. Un éléphant poussa un barrissement.
« C’est le zoo, dit-elle, formidable ! » Elle aurait préféré un pique-nique, mais cela ne faisait rien. » Qui est monsieur Warfield ?
— C’est le directeur du zoo.
— C’est un de vos amis ?
— Non. Nous avons rendu service au zoo avec le film, ils nous remercient, c’est tout.
— Comment ?
— Vous allez pouvoir caresser le tigre.
— Hein, qu’est-ce que vous me racontez là ?
— Vous avez déjà vu un tigre ? »
Elle était heureuse de s’entendre poser une telle question.
« Non. Je me souviens d’un puma quand j’étais petite. C’est tout ce qu’ils avaient au zoo de Red Deer. Mais je crois que vous me devez quelques explications.
— Ils travaillent sur une des dents du tigre. Pour cela, il doit être endormi. Si vous voulez, vous pourrez le toucher.
— Est-ce qu’il y aura beaucoup de monde pour voir ça ?
— Non, c’est privé. Il n’y aura que Warfield, moi, quelques personnes. La télé va venir après notre départ. Alors, ça vous dit ? »
Une curieuse insistance dans la manière de poser sa question.
« Si ça me dit ? Et comment ! Merci... C’est vraiment une belle surprise. »
Le van s’arrêta.
« Dites, comment saurai-je s’il est endormi ?
— Chatouillez-le. S’il éclate de rire, il vaut mieux décamper. »
Le sol de la salle de soins apparut à Reba comme du linoléum. La pièce était froide et il y avait beaucoup d’écho. Une source de chaleur irradiait quelque part.
Un frottement rythmé de pieds sur le sol. Dolarhyde la guida dans un couloir, jusqu’à ce qu’elle sente le coin d’une porte.
Le tigre était là, elle pouvait en sentir l’odeur.
Une voix. » Soulevez-le. Doucement. Là, vous pouvez le reposer. Nous pouvons le laisser sur le brancard, Professeur ?
— Oui, enveloppez ce coussin dans une des serviettes vertes et mettez-le-lui sous la tête. Je vous ferai prévenir par John dès que nous aurons terminé. »
Des pas qui s’éloignent.
Elle attendit que Dolarhyde lui dise quelque chose ; en vain.
« Il est là, dit-elle.
— Les gardiens l’ont apporté sur un brancard. Il est très gros, il doit mesurer plus de trois mètres. Warfield écoute son cœur. Il regarde les paupières maintenant. Tenez, il vient vers nous. »
Un corps s’interposa entre la source des bruits et elle. » Professeur Warfield, Reba McClane », dit Dolarhyde.
Elle tendit la main. Une main large et douce la serra.
« Merci de m’avoir permis de venir, dit-elle. C’est un vrai privilège.
— C’est moi qui vous remercie, cela nous fait un peu d’animation. Je voulais vous dire, le film est formidable. »
A la voix, elle devina que Warfield était un homme d’un certain âge, cultivé, de race noire. Originaire de Virginie, certainement.
« Nous attendons que la respiration et le cœur se soient stabilisés pour laisser la place au Dr Hassler. Il est actuellement en train de mettre son miroir frontal. Entre nous, cela sert surtout à lui tenir sa mèche. Venez, je vais vous présenter. Monsieur Dolarhyde ?
— Allez-y. »
Elle tendit la main à Dolarhyde. Il fut long à réagir, puis la pression fut très douce. Sa paume lui laissa un peu de sueur sur les doigts.
Le Pr Warfield lui plaça la main sur son bras et ils avancèrent lentement.
« Il dort profondément. Est-ce que vous avez une impression générale... Je vous en ferai une description très précise. » Il s’arrêta de parler, ne sachant exactement comment s’y prendre.
« J’ai vu des photographies dans des livres, quand j’étais enfant. J’ai également vu un puma dans un zoo.
— Eh bien, ce tigre est une sorte de super-puma, dit-il. Sa poitrine est plus bombée, sa tête plus massive, sa charpente et sa musculature plus impressionnantes. C’est un mâle de quatre ans, il est originaire du Bengale. Il mesure un peu plus de trois mètres, du nez à l’extrémité de la queue, et pèse un peu moins de quatre cents kilos. Il est couché sur le flanc droit sous des projecteurs.
— Je peux sentir les lampes.
— Il a des rayures noires et orange. L’orange est si vif qu’on croirait qu’il saigne. » Soudain, le Dr Warfield se dit qu’il était cruel de lui parler de couleurs, mais l’expression de Reba McClane le rassura.
« Il est à deux mètres, vous pouvez le sentir ?
— Oui.
— M. Dolarhyde vous l’a peut-être déjà raconté, un idiot lui a donné un coup de pelle au travers des barreaux. Il a cassé un croc avec le tranchant de la pelle. Pas de problèmes, docteur Hassler ?
— Non, ça va. J’attends encore une ou deux minutes. »
Warfield présenta le dentiste à Reba.
« Ma chère, vous êtes la première surprise agréable que me fait le Professeur Warfield, dit Hassler. Tenez, vous aimeriez peut-être examiner ceci. C’est une dent en or, une canine. » Il la lui posa dans la main. » Elle est lourde, hein ? J’ai nettoyé la dent et pris une empreinte, je vais pouvoir la couronner maintenant. Bien sûr, j’aurais pu faire une couronne blanche, mais je me suis dit que ce serait plus amusant ainsi. Le Professeur Warfield vous le dira, je ne manque jamais une occasion de me faire remarquer. Qu’est-ce que vous voulez, il ne veut pas que je mette un panneau publicitaire sur la cage. »
Elle explora la dent du bout des doigts. » C’est du beau travail. » Elle entendit tout près d’elle une respiration profonde, paisible.
« Ça fera rigoler les mômes quand il bâillera, dit Hassler. Et je ne crois pas que les voleurs s’y risqueront. Bon, au boulot. Vous n’avez pas peur, au moins ? Le costaud qui vous accompagne nous jette de ces regards, il ne vous a pas forcée au moins ?
— Non, j’en ai vraiment envie.
— Il nous tourne le dos, expliqua le Professeur Warfield. Il est à quatre-vingts centimètres de vous environ, à hauteur de la taille. Je vais poser votre main gauche – vous êtes droitière, n’est-ce pas ? - au bord de la table et vous pourrez explorer à l’aide de votre main droite. Prenez tout votre temps, je suis juste à côté de vous.
— Moi aussi », dit le Dr Hassler. Cette situation les amusait. Sous les projecteurs, les cheveux de Reba sentaient la sciure fraîche au soleil.
Reba pouvait sentir la chaleur au-dessus d’elle, et cela la faisait frissonner. Elle pouvait sentir l’odeur de ses propres cheveux, le savon qu’avait utilisé Warfield, l’alcool et le désinfectant, le tigre. Elle éprouva un léger malaise, imperceptible.
Elle serra le bord de la table et tendit la main avec précaution ; ses doigts touchèrent l’extrémité des poils chauffés par les projecteurs, puis ce fut une couche plus tiède et, enfin, une douce chaleur. Elle aplatit la main sur la fourrure épaisse et la déplaça avec douceur, en avant et en arrière, puis sentit la cage thoracique se soulever et retomber régulièrement.
Elle enfonça la main dans les poils, qui jaillirent entre ses doigts. La présence du tigre la faisait rougir et retrouver des tics d’aveugle dont elle avait pourtant appris à se défaire.
Warfield et Hassler virent avec plaisir qu’elle s’abandonnait progressivement à ces sensations nouvelles.
Dolarhyde l’observait dans l’ombre. Les muscles puissants de son dos frémirent, un peu de sueur coula sur sa poitrine.
« Venez de l’autre côté », lui dit à l’oreille le Professeur Warfield.
Il lui fit faire le tour de la table, dont elle ne lâcha pas un seul instant le rebord.
La poitrine de Dolarhyde se contracta brièvement quand elle effleura les testicules de l’animal. Elle les palpa, puis poursuivit son exploration.
Warfield souleva une patte énorme, qu’il lui plaça dans la main. Elle éprouva la rugosité des pelotons et sentit vaguement l’odeur du plancher de la cage. Il appuya sur un orteil pour faire jaillir la griffe. Sa main se referma sur les muscles souples et robustes de l’épaule.
Elle palpa les oreilles du tigre, sa mâchoire, puis le vétérinaire la guida sur la langue rugueuse. Un souffle chaud hérissa le duvet de ses avant-bras.
Enfin, le Professeur Warfield lui mit le stéthoscope autour du cou. Les mains posées sur la poitrine palpitante, le visage levé, elle se laissait emplir du bruit de tonnerre que faisait le cœur de l’animal.
Lorsqu’ils s’en allèrent, Reba McClane se sentait grisée, muette, planante. A un moment, elle se tourna vers Dolarhyde et lui dit lentement : » Merci... beaucoup. Si cela ne vous dérange pas, j’aimerais bien un Martini. »
« Attendez un instant », dit Dolarhyde en se garant dans la cour de sa maison.
Elle était contente de ne pas être revenue dans son appartement, trop banal et trop paisible. » Ne faites pas de rangement pour moi. Dites-moi que tout est en ordre et je vous ferai confiance.
— Attendez ici. »
Il emporta le sac à provisions et effectua une rapide tournée d’inspection. Il s’arrêta dans la cuisine et attendit un instant, le visage dans les mains. Il n’était pas certain de ce qu’il faisait. Il sentait qu’il y avait du danger, mais pas de la part de cette femme. Il ne pouvait se résoudre à regarder en haut de l’escalier. Il allait devoir faire quelque chose, mais ne savait pas comment s’y prendre. Il aurait dû la ramener chez elle.
Avant son Devenir, il n’aurait jamais osé faire une chose pareille.
Mais il se rendait maintenant compte qu’il pouvait tout faire. Tout. Tout.
Il sortit dans l’ombre bleutée du van. Reba McClane s’accrocha à ses épaules pour en descendre.
Elle sentit la présence de la maison, en devina la hauteur à l’écho de la portière qui se ferme.
« Il y a quatre pas à faire dans l’herbe avant le plan incliné », dit-il.
Elle le prit par le bras. Un léger tremblement, un peu de transpiration.
« C’est vrai qu’il y a un plan incliné. A quoi sert-il ?
— Il y avait des vieillards dans le temps.
— Il n’y en a plus, aujourd’hui ?
— Non.
— C’est grand », dit-elle dans le hall. Il faisait frais comme dans un musée. Une odeur d’encens, peut-être ? Une pendulette sonna dans le lointain. » C’est une grande maison, n’est-ce pas ? Il y a combien de pièces ?
— Quatorze.
— C’est ancien. Les objets sont anciens. » Elle effleura du doigt un abat-jour à franges.
Le timide M. Dolarhyde... Elle s’était bien rendu compte que cela l’avait excité de la voir auprès du tigre ; il avait frissonné comme un cheval quand elle lui avait pris le bras en sortant de la salle d’opération.
Un geste élégant, son invitation. Peut-être même significatif – elle n’en était pas très sûre.
« Un Martini ?
— Je vais le préparer si vous le voulez bien », dit-elle en ôtant ses chaussures.
Elle fit couler le vermouth le long de son doigt, puis six ou sept centilitres de gin. Deux olives. Elle ne fut pas longue à définir un certain nombre de points de référence dans la maison – le tic-tac de l’horloge, le bourdonnement discret de l’air conditionné. Le carrelage de la cuisine était plus chaud près de la porte, là où le soleil avait tapé une partie de l’après-midi.
Il la conduisit vers le grand fauteuil et prit place sur le canapé.
L’air était chargé, ainsi qu’une mer fluorescente ; elle trouva un coin où poser son verre, et il mit de la musique.
Cette pièce n’était plus la même pour Dolarhyde. Elle était la première personne qu’il eût délibérément invitée à entrer dans la maison, et la pièce se trouvait maintenant divisée en deux territoires.
La lumière qui décline, Debussy.
Il lui posa des questions sur Denver et elle lui répondit d’un air un peu absent, comme si elle pensait à autre chose. Il lui décrivit la maison, la cour et sa clôture. Ils n’avaient pas vraiment besoin de parler.
Pendant l’instant de silence où il changea le disque, elle dit : » Ce tigre magnifique, cette maison – vous êtes plein de surprises, monsieur D. Je ne crois pas que les gens vous connaissent réellement.
— Vous leur avez demandé ?
— A qui ?
— Aux gens.
— Non.
— Alors, comment savez-vous qu’ils ne me connaissent pas ? » La façon dont il s’était concentré pour énoncer clairement cette phrase lui avait permis de conserver une intonation assez neutre.
« Oh, il y a des femmes de Gateway qui nous ont vus monter dans votre van, l’autre jour. Ce qu’elles sont curieuses ! Elles se sont approchées de moi quand j’étais au distributeur de Coca-Cola.
— Qu’est-ce qu’elles voulaient savoir ?
— Des petits détails croustillants, c’est tout. Quand elles ont compris qu’il n’y avait rien de spécial, elles sont reparties. Elles venaient aux nouvelles, rien de plus.
— Et elles, qu’est-ce qu’elles ont dit ? »
Elle aurait voulu que la curiosité des femmes passe pour ne s’appliquer qu’à elle seule, mais la conversation prenait une autre tournure.
« Elles veulent tout savoir, reprit-elle. Elles vous trouvent mystérieux et intéressant. C’est plutôt un compliment, non ?
— Elles vous ont dit à quoi je ressemblais ? »
La question avait été posée d’une voix neutre, avec beaucoup de savoir-faire, mais Reba savait que les gens ne demandent jamais rien à la légère. Elle ne se déroba pas.
« Je ne leur ai pas demandé, mais elles m’ont dit ce qu’elles pensaient de vous. Vous voulez que je vous le répète ? Mot pour mot ? Ne me le demandez pas si vous ne souhaitez pas le savoir. » Elle était certaine qu’il le lui demanderait.
Pas de réponse.
Reba se sentit subitement seule dans la pièce, comme si l’endroit où il était assis était plus vide que le vide, sorte de trou noir qui absorbe tout et ne laisse rien échapper. Elle savait qu’il n’aurait pu partir sans qu’elle l’entende.
« Je crois que je vais vous le dire, dit-elle. Vous avez une tenue impeccable, un air de sérieux qu’elles aiment bien. Elles disent aussi que vous avez un corps remarquable. » Il était évident qu’elle ne pouvait s’arrêter sur cette remarque. » Et puis aussi que vous vous en faites beaucoup pour votre visage et que vous ne devriez pas. Ah, il y a aussi la gourde qui mâche du Dentine, c’est Eileen, n’est-ce pas ?
— Oui. »
Elle avait l’impression d’être un radio-astronome qui capte un signal en retour.
Reba était une excellente imitatrice. Elle aurait pu reproduire très fidèlement la façon de parler d’Eileen, mais elle était trop intelligente pour faire cela devant Dolarhyde. Elle se contenta de citer Eileen et débita sur un ton monocorde : « Il n’est pas mal du tout. Franchement, je suis sortie avec plein de types qui n’étaient pas aussi bien que lui. Une fois, je suis sortie avec un joueur de hockey – de l’équipe des Blues, je crois. Il avait une petite cicatrice à la lèvre, tous les joueurs de hockey ont ça, je crois. Ça leur donne un genre un peu macho, tu vois ? Dolarhyde a une peau extra, et qu’est-ce que je ne donnerais pas pour avoir ses cheveux ! » Ça vous suffit ? Oh, elle m’a également demandé si vous étiez aussi fort que vous en aviez l’air.
— Et alors ?
— Je lui ai dit que je n’en savais rien. » Elle finit son verre et se leva. » Bon sang, où êtes-vous passé ? » Elle savait quand il s’interposait entre elle et le haut-parleur. » Ah, vous voilà. Vous voulez savoir ce que je pense de tout ça ? »
Elle trouva sa bouche du bout des doigts et l’embrassa, appuyant légèrement les lèvres contre ses dents serrés. Tout de suite, elle comprit que c’était la timidité et non pas le dégoût qui le rendait aussi crispé.
Il était frappé de stupeur.
« Vous pouvez me montrer la salle de bains ? »
Elle le prit par le bras et le suivit dans le couloir.
« Je retrouverai mon chemin toute seule. »
Une fois dans la salle de bains, elle se lissa les cheveux, puis chercha sur le lavabo de la pâte dentifrice ou un désinfectant buccal. Elle voulut trouver la porte de l’armoire à pharmacie, mais il n’y en avait pas. Elle effleura les objets disposés sur les toilettes de peur d’y rencontrer un rasoir, puis elle trouva une bouteille. Elle tourna le bouchon, constata qu’il s’agissait bien d’un désinfectant buccal et en prit un peu.
En revenant dans le bureau, elle entendit un bruit familier – un moteur de projecteur qui tourne en marche arrière.
« J’ai un peu de boulot », dit Dolarhyde en lui tendant un second Martini.
« Bien sûr. » Elle ne savait pas très bien comment comprendre cette remarque. » Si je vous empêche de travailler, dites-le. Est-ce qu’un taxi peut venir jusqu’ici ?
— Non. Je veux que vous restiez. Je dois jeter un coup d’œil à un film, rien de plus. Cela ne sera pas très long. »
Il voulut la conduire vers le fauteuil, mais elle savait où se trouvait le canapé et préféra s’y installer.
« C’est du sonore ?
— Non.
— Je peux laisser la musique ?
— Euh... euh... »
Elle sentait qu’il la regardait. Il voulait qu’elle reste. Il avait un peu peur, c’est tout. Il n’y avait pas de quoi. Elle prit place sur le canapé.
Le Martini était agréablement frais et corsé.
Il s’assit à l’autre extrémité du canapé. Le poids de son corps fit tinter le glaçon dans le verre de Reba. Le projecteur était toujours en marche arrière.
« Je crois que je vais m’allonger un instant si vous le permettez, dit-elle. Non, ne bougez pas, j’ai suffisamment de place. Vous me secouez si je m’endors, d’accord ? »
Elle s’allongea sur le canapé, le verre posé sur le ventre. Ses cheveux caressaient la main de Dolarhyde.
Il appuya sur le boîtier de commande, et le film se déroula.
Dolarhyde avait souhaité visionner le film des Leeds ou celui des Jacobi en présence de cette femme. Il voulait regarder l’écran et Reba, alternativement. Il savait qu’elle n’y survivrait pas. Les femmes l’avaient vue monter dans son van. Il ne faut pas penser à cela. Les femmes l’avaient vue monter dans son van.
Il regarderait le film des Sherman, la famille à qui il réservait sa prochaine visite. Il y verrait la promesse de la joie à venir, et il le ferait en présence de Reba qu’il pourrait dévisager à loisir.
Sur l’écran, La Nouvelle Maison écrite en pièces de monnaie sur fond de carton. Un long plan de Mme Sherman et des enfants. Les ébats dans la piscine. Mme Sherman s’accroche à l’échelle et se tourne vers la caméra, sa poitrine humide se gonfle, ses jambes pâles battent l’eau.
Dolarhyde était fier de la maîtrise qu’il avait de lui-même. Il penserait à ce film, pas à un autre. Mais dans son esprit, il parlait déjà à Mme Sherman ainsi qu’il avait parlé à Valérie Leeds, à Atlanta.
Tu me vois maintenant, oui.
Voilà ce que cela te fait de me voir, oui.
Le déguisement avec les vieux vêtements. Mme Sherman met la capeline. Elle se tient devant le miroir. Elle se tourne et pose pour la caméra, la main sur la nuque. Elle porte un camée à la gorge.
Reba McClane s’étire sur le canapé. Elle pose son verre à terre. Dolarhyde sent un poids et une chaleur. Elle a posé la tête sur sa cuisse. Sa nuque est pâle à la lueur du projecteur.
Il demeure immobile et ne remue que le pouce pour arrêter le film puis le rembobiner Sur l’écran, Mme Sherman s’arrête devant le miroir. Elle se tourne vers la caméra et sourit.
Tu me vois maintenant, oui.
Voilà ce que cela te fait de me voir, oui.
Ça te fait quelque chose ? oui.
Dolarhyde se met à trembler. Son pantalon le serre. Il a des bouffées de chaleur. Il sent un souffle chaud sur ses vêtements. Reba a fait une découverte.
Convulsivement, son pouce appuie sur le boîtier.
Tu me vois maintenant, oui.
Voilà ce que cela te fait de me voir, oui.
Ça te fait quelque chose ? oui.
Reba a descendu la fermeture Eclair de son pantalon.
Une pointe de douleur. C’est la première fois qu’il a une érection en présence d’une femme vivante. Il est le Dragon, il n’a pas à avoir peur.
Des doigts habiles le libèrent.
OH.
Tu me sens maintenant ? oui.
Tu le sens ? oui.
Tu le sens, je le sais, oui.
Ton cœur bat très fort, oui.
Il doit ôter les mains du cou de Reba. Enlève-les, tout de suite ! Les femmes l’ont vue monter dans le van. Sa main se crispe sur l’accoudoir du canapé, ses doigts traversent le capitonnage.
Ton cœur bat très fort, oui, et palpite maintenant.
Il palpite maintenant.
Il essaye de s’enfuir, oui.
Et maintenant il bat plus vite et lentement et plus vite et lentement et...
Parti.
Oh, parti.
Reba pose la tête sur sa cuisse et tourne vers lui une joue brillante. Elle glisse la main sous sa chemise et se couche contre sa poitrine.
« J’espère que je ne vous ai pas choqué », dit-elle.
C’était le son de sa voix, une voix bien vivante, qui le choquait, et il voulut voir si le cœur de Reba battait bien. Il battait. Elle posa la main sur la sienne.
« Eh bien dites donc, vous en redemandez, j’ai l’impression. »
Une femme vivante. Quelle chose étrange. Tout empli de puissance, la sienne ou celle du Dragon, il la souleva sans peine du canapé. Elle ne pesait rien, elle se laissait porter. Pas au premier. Pas au premier. Vite. N’importe où. Vite. La chambre de Grand-mère, le couvre-lit de satin qui glisse sous eux.
« Attendez, je vais les enlever. Oh, c’est déchiré. Ça ne fait rien. Mon Dieu. C’est si bon. Ne m’écrasez pas. Laissez-moi faire, oui, comme ça. »
Reba, la seule femme vivante qu’il eût jamais connue ; enfermé avec elle dans cette bulle du temps, il sentit pour la première fois que tout était parfait : c’était sa propre vie qui se libérait, c’était lui-même, au-delà de toute immortalité, qu’il projetait dans ses ténèbres étoilées, loin de cette planète de douleur, dans l’harmonie sonore de l’espace, vers la paix et la promesse du repos.
Allongé à côté d’elle, dans le noir, il posa la main sur elle et appuya doucement. Et tandis qu’elle dormait, Dolarhyde, meurtrier de onze personnes, écoutait de temps à autre les battements de son cœur.
Images. Des perles baroques qui scintillent dans les ténèbres amies. Une arme pointée vers la lune. Un grand feu d’artifice tiré à Hong Kong et intitulé : » Le Dragon sème ses perles. »
Le Dragon.
Il se sentait divisé, abasourdi. Et toute la nuit, couché à côté d’elle, il tendit l’oreille, redoutant de s’entendre descendre l’escalier en kimono.
Une fois, elle frissonna et palpa autour d’elle pour trouver le verre posé sur la table de nuit. Le dentier de Grand-mère était tout ce qu’il contenait.
Dolarhyde lui apporta de l’eau. Elle l’étreignit dans le noir. Lorsqu’elle se fut rendormie, il lui ôta la main du grand dragon tatoué et la posa sur son visage.
Il ne s’endormit qu’à l’aube. Reba McClane s’éveilla à neuf heures et écouta sa respiration régulière. Elle s’étira paresseusement, mais il ne bougea pas. Elle se remémora la disposition de la maison, l’emplacement des tapis et des escaliers, la direction du tic-tac de la pendule. Quand tout fut en place, elle se leva pour se rendre dans la salle de bains.
Elle se doucha longuement. Il dormait toujours. Ses sous-vêtements déchirés étaient épars sur le sol. Elle les retrouva du bout du pied et les fourra dans son sac. Elle passa sa robe de coton, ramassa sa canne et sortit.
Il lui avait dit que la cour était vaste et plane, bordée de haies démesurées, mais elle ne s’y aventura qu’avec précaution.
La brise matinale était fraîche, le soleil chaud. Elle demeura dans la cour et laissa le vent fouetter ses mains de graines de baies de sureau. Le vent découvrit les contours de son corps. Elle leva les bras et le vent s’engouffra entre ses seins, entre ses jambes. Des abeilles voletaient autour d’elle. Elle n’en avait pas peur, et elles la laissèrent tranquille.
Dolarhyde s’éveilla à son tour, étonné un instant de ne pas se retrouver dans la chambre du premier étage. Il se souvint, et ses yeux jaunes s’écarquillèrent. Un regard furtif vers l’autre oreiller. Vide.
Etait-elle en train de se promener dans la maison ? Que pourrait-elle y trouver ? A moins qu’il ne se fût passé quelque chose dans la nuit. Des traces. Il serait soupçonné. Il lui faudrait s’enfuir.
Il regarda dans la salle de bains, dans la cuisine. Dans la cave où était rangé l’autre fauteuil roulant. L’étage supérieur. Il ne voulait pas s’y rendre. Il fallait pourtant qu’il sache. Le tatouage fléchit quand il monta les marches. Le Dragon resplendissait sur la reproduction accrochée au mur de la chambre. Il ne pouvait rester dans cette pièce en compagnie du Dragon.
Par la fenêtre, il l’aperçut qui se promenait dans la cour.
« FRANCIS. » Il savait que la voix venait de sa chambre. Il savait que c’était la voix du Dragon. Cette nouvelle dualité avec le Dragon le désorientait. Il l’avait déjà éprouvée une fois, quand il avait posé la main sur le cœur de Reba.
Le Dragon ne lui avait jamais directement parlé auparavant. C’était effrayant.
« FRANCIS, VIENS ICI. »
Il s’efforça de faire taire la voix qui l’appelait, l’appelait, pendant qu’il se précipitait dans l’escalier.
Qu’aurait-elle donc pu trouver ? Le dentier de Grand-mère avait tinté contre le verre, mais il l’avait ôté pour lui apporter de l’eau. Et puis, elle ne pouvait rien voir.
La bande magnétique de Freddy. Elle était dans un magnétophone à cassettes, dans le bureau. Il vérifia. La cassette était entièrement rembobinée. Il ne parvenait pas à se rappeler s’il l’avait rembobinée après l’avoir passée au téléphone au Tattler.
Il ne fallait pas qu’elle revienne dans cette maison. Il ne savait pas ce qui pourrait s’y produire. Elle pourrait avoir une surprise. Le Dragon pourrait très bien descendre l’escalier. Il savait avec quelle facilité elle craquerait.
Les femmes l’avaient vue monter dans son van. Warfield se souviendrait parfaitement d’eux. Il s’habilla à la hâte.
Reba McClane sentit l’ombre fraîche d’un tronc d’arbre, puis retrouva le soleil. La chaleur du soleil et le bourdonnement de l’air conditionné lui indiquaient avec précision où elle se trouvait. La navigation, cette discipline vitale, se pratiquait sans problèmes dans cette cour. Elle se promenait en tous sens, faisant courir ses doigts sur les arbrisseaux ou les fleurs trop poussées.
Un nuage passa devant le soleil, et elle s’arrêta de marcher. Elle ne savait plus où elle se trouvait. Elle guetta le moteur de l’air conditionné. Il était coupé. Elle éprouva un malaise passager, puis battit des mains et entendit l’écho que lui renvoyait la maison. Reba palpa sa montre. Elle allait devoir réveiller Dolarhyde. Il fallait qu’elle rentre chez elle.
La contre-porte claqua.
« Bonjour », dit-elle.
Ses clefs tintèrent quand il s’avança vers elle.
Il marchait très lentement, comme si le souffle de son arrivée allait la projeter à terre, et il constata qu’elle n’avait pas peur de lui.
Elle ne paraissait pas gênée de ce qui s’était passé entre eux cette nuit. Elle ne semblait pas non plus lui en vouloir. Elle ne s’était pas enfuie, elle ne l’avait pas menacé. Il se demanda si c’était parce qu’elle n’avait pu voir ses parties intimes.
Reba le prit par le cou et posa la tête sur sa poitrine. Son cœur battait la chamade.
Il parvint à dire : » Bonjour.
— J’ai passé un moment formidable. »
Vraiment ? Qu’est-ce qu’il faut répondre dans ce cas-là ? » Oui, moi aussi. » Cela semblait correct. Qu’elle s’en aille, à présent.
« Mais il va falloir que je rentre chez moi. Ma sœur doit venir me chercher pour déjeuner. Vous pouvez nous accompagner si cela vous amuse.
— Il faut que j’aille à la boîte, dit-il subitement.
— Je vais aller chercher mon sac. »
Non ! » Restez là, j’y vais. »
Presque sourd à ses sentiments les plus sincères, incapable de les exprimer, Dolarhyde ne comprenait pas ce qui lui était arrivé avec Reba McClane, ni comment cela avait pu se produire. Il se sentait paralysé, terrorisé par sa nouvelle Dualité.
Elle le menaçait, elle ne le menaçait pas.
Tel était le sens de ses gestes d’acceptation dans le lit de Grand-mère, de ses gestes de femme vivante.
Bien souvent, Dolarhyde ne savait pas ce qu’il éprouvait avant d’avoir agi. Et il ne savait pas ce qu’il éprouvait pour Reba McClane.
Alors qu’il la raccompagnait, un incident fâcheux lui permit d’y voir un peu plus clair.
Tout de suite après le boulevard Lindbergh, Dolarhyde s’arrêta dans une station-service Servco Supreme afin d’y faire le plein.
Le pompiste était une sorte de lourdaud dont l’haleine empestait l’alcool. Il fit la grimace quand Dolarhyde lui demanda de vérifier le niveau d’huile.
Il en manquait. Le pompiste décapsula un bidon d’huile, y adapta un bec verseur, et retourna le tout sur l’orifice du moteur.
Dolarhyde descendit pour le régler.
Mais le pompiste manifestait un zèle particulier à nettoyer le pare-brise. Du côté du passager. Il frottait inlassablement la vitre.
Reba McClane était installée dans le siège-baquet, les jambes croisées, la jupe relevée sur les genoux. Sa canne blanche était posée entre les deux sièges.
Le pompiste s’attardait devant le pare-brise. Son regard remontait le long des jambes de Reba.
Dolarhyde leva les yeux et le surprit. Il plongea la main en direction du tableau de bord et mit les essuie-glaces à la vitesse maximum, cinglant ainsi les doigts du pompiste.
« Hé, ça va pas, non ? » Le pompiste se hâta d’ôter le bidon d’huile du moteur. Il savait qu’il s’était fait surprendre et ne put réprimer un petit sourire satisfait, jusqu’à ce que Dolarhyde fasse le tour du van pour venir à lui.
« Espèce de salope. » Pas de problèmes avec les s.
« Dites donc, qu’est-ce qui vous prend ? » Le pompiste avait à peu près la taille de Dolarhyde, mais il était loin d’en avoir la musculature. Il était jeune pour avoir un râtelier, et en plus il n’en prenait pas soin.
Sa couleur verdâtre dégoûta Dolarhyde. » Qu’est-ce qui est arrivé à tes dents ? lui demanda-t-il doucement.
— Ça vous regarde ?
— C’est pour plaire à ton giton que tu te les fais arracher ? » Dolarhyde était bien trop près de lui.
« Laissez-moi tranquille. »
Très doucement : » Pauvre con. Taré. Ordure. Pourri. »
D’une seule main, Dolarhyde le propulsa contre le van. Le bidon d’huile et son bec verseur tombèrent à terre.
Dolarhyde les ramassa.
« Ne te sauve pas. Je peux te rattraper si je veux. » Il ôta le bec verseur et en observa l’extrémité la plus pointue.
Le pompiste était livide. Il y avait dans le visage de Dolarhyde quelque chose qu’il n’avait jamais vu, jamais.
L’espace d’une seconde, Dolarhyde entrevit le bec verseur enfoncé dans la poitrine de l’homme, le cœur qui se vide comme un bidon d’huile. Il vit le visage de Reba de l’autre côté du pare-brise. Elle secouait la tête, disait quelque chose. Elle cherchait la poignée de la vitre.
« Tu t’es déjà fait péter la gueule, trouduc ? »
Le pompiste secoua la tête, nerveusement. » J’pensais pas à mal, j’vous l’jure. »
Dolarhyde lui brandit devant les yeux le bec verseur métallique. Il le tenait à deux mains et ses pectoraux se gonflèrent quand il le tordit en deux. Il tira le pompiste par la ceinture et lui enfonça le bec verseur dans le pantalon.
« Occupe-toi de tes fesses, pigé ? » Il lui fourra un billet de banque dans la poche de sa chemise. » Tu peux te tirer, maintenant, dit-il, mais je peux te rattraper quand je veux. »